Le cerveau d’œuvre et le « petit sens »
Le « cerveau d’œuvre », la très jolie expression introduite par l’économiste Michel Volle en contrepoint de la « main d’œuvre » pour nous expliquer que nous vivons la 3e révolution industrielle, basée sur une économie de la connaissance . Nous passons d’un monde à l’autre : « l'emploi passe de la main-d'œuvre au cerveau d'œuvre ».
Bien sûr, cela ne signifie pas que tout le travail manuel va disparaître remplacé par des automates avec des ingénieurs qui les conçoivent, des contrôleurs qui surveillent la production et des data analysts qui permettent une gestion prédictive !
Il s’agit plutôt d’un monde complexe où tous les métiers nécessitent des interactions avec les autres, de l’initiative face à la volatilité des situations à traiter, du collaboratif car personne ne peut maîtriser seul l’ensemble des connaissances utiles à l’atteinte d’un résultat. Un monde où l’intelligence émotionnelle devient primordiale pour un nombre croissant de collaborateurs, quel que soit leur secteur d’activité, où l’on engage dans son travail autre chose que l’exécution simple d’un geste professionnel maîtrisé.
Le travail régi par le « cerveau d’œuvre » aboutit de plus en plus à une production immatérielle, intangible : de la relation, de l’intelligence de situation, du positionnement, de la prise de hauteur, de l’anticipation, de la surveillance, du feed back…Ce qui nous fait dire souvent le soir : « je n’ai rien fait de la journée ! » car nous venons d’un monde où la production se voit, se touche, se dénombre… et c’est cette matérialité qui compte, qui atteste de notre contribution, de notre valeur ajoutée.
Sans ce repère, le travailleur de la 3e révolution industrielle peut s’interroger sur la finalité de son action, douter de son utilité, se demander « à quoi cela rime ? », bref, être en quête de sens. Un besoin des salariés qui se traduit souvent par la nécessité pour la Direction de « donner le sens » et de faire en sorte que le management relaie ce sens. C’est-à-dire le « grand sens » qui dans une approche descendante a vocation à irriguer l’ensemble des équipes pour qu’elles adhèrent à cette vision. Avec un succès très relatif, malgré l’énergie et souvent le talent mis dans la démarche, puisque sur le terrain la demande paraît toujours aussi importante.
Plutôt que « donner le sens », il est préférable de « construire du sens » avec les professionnels sur le terrain en ancrant le sens dans le travail au quotidien, en remettant le travail au cœur de la démarche. Passer du « grand sens », unique et véhiculé auprès de tous les métiers, aux « petits sens » recherchés avec chaque collaborateur non seulement dans sa réalité opérationnelle, comme nous y invite Mathieu Detchessahar, mais aussi dans sa singularité car il investit dans son travail une part de lui-même.
Le management est là pour garantir la cohérence entre ces différents « petits sens » et la stratégie de l’entreprise par du dialogue et des ajustements. Il s’agit bien de « construire avec » et non de « diffuser à ». C’est une transformation majeure pour des managers encore peu habitués et outillés pour des pratiques horizontales, d’accompagnement, de co-construction, où comprendre est plus important que d’être compris et où la confrontation des points de vue est créatrice de valeur.
Un paradoxe ou plutôt une complexité à gérer : un monde du travail où le « cerveau d’œuvre » est prédominant alors que le résultat du travail est de plus en plus immatériel, et où le sens devient la demande pressante des salariés adressée à des managers peu habitués à construire la réponse avec eux.
Un défi collectif à relever sans tarder car le monde se transforme très vite, l’enjeu de la quête de sens est majeur pour les entreprises. Il suffit de voir le nombre croissant de cadres d’entreprise qui disent ne plus voir le sens, ne plus s’y retrouver, et se tourner vers des métiers de l’artisanat, de la production agricole ! Ils mettent du « cerveau d’œuvre » dans des métiers dits « manuels » car ils y trouvent leur « petit sens ».